Jacques Derrida : Un homme d'exception !!

Publié le par Mr Twils

 

 

Le Nouvel Observateur : Derrida à poil

 

Un an et demi après la mort de Jacques Derrida paraît un livre où l'on découvre qu'il se passionnait pour les animaux. Afin de repenser la morale et la justice. Eblouissant :

Le livre commence comme une méditation sartrienne sur le regard de l'autre : n'est-ce pas quand les yeux d'autrui sont posés sur moi que je me trouve contraint de me demander qui je suis ? A cela près que l'autre, ici, est un animal. Un chat. Telle est en effet la scène inaugurale à partir de laquelle Derrida va développer sa réflexion : dans la salle de bains, au moment où il s'apprête à prendre sa douche, il voit son chat le regarder. Le philosophe « à poil » ne peut s'empêcher d'être saisi d'un sentiment de pudeur, et même de honte. Il se demande alors : qu'est-ce que cela signifie de vivre avec les animaux ? Qu'est-ce que cela signifie pour nous, mais aussi pour eux ? En sachant bien que toute réponse à de telles questions engage nécessairement une définition de l'homme, mais aussi de la société, de la morale, de la justice... Problèmes immenses qui furent au centre des préoccupations de Derrida dans les dernières années de sa vie et auxquels il consacra un grand nombre de conférences et de séminaires. Il avait même le projet d'un ouvrage, qu'il n'eut pas le temps de mener à bien. Heureusement, plusieurs textes étaient rédigés (certains déjà publiés), et ils sont aujourd'hui rassemblés en un volume dont il faut bien dire qu'il est aussi troublant que passionnant.

 

 

Au début, il avance prudemment, en évoquant certaines figures littéraires et poétiques de l'animal, et notamment du chat : celui dont nous parlent Baudelaire ou Rilke, ou encore Hoffmann et Lewis Carroll... Mais c'est plutôt la tradition philosophique qu'il a l'intention de revisiter. Car l'animal, dans cette tradition, est presque toujours considéré comme l'autre absolu, celui sur l'exclusion duquel les penseurs les plus différents les uns des autres, et à toutes les époques, ont fondé leur définition de l'humanité, de la société... Et même fondé les principes de leurs philosophies. Leur croyance commune, c'est que l'animal est bête ; il ne parle pas et ne pense pas. C'est vrai chez Descartes, bien sûr, avec sa théorie de l'animal-machine, qui veut que l'animal puisse « réagir » mais jamais « répondre ». Mais c'est également le cas chez les auteurs du XXe siècle, dont on sait à quel point Derrida les a admirés (et sur lesquels, comme par l'effet d'une déception, il s'autorise à avoir des mots assez durs), comme Levinas ou Lacan. Tous dénient à l'animal les facultés qui définissent l'homme : la raison, l'inconscient, la parole, le visage... Derrida ne prétend pas qu'ils ont forcément tort. Mais il s'inquiète de leurs certitudes et il remarque que bien des propos qu'ils tiennent sur les bêtes pourraient valoir pour les hommes. Pourquoi dès lors chasser la bête au lieu de la suivre ? Cela va jusqu'au fait de « mourir », que Heidegger refuse à l'animal. Mourir, c'est le propre de homme, et par conséquent l'animal ne meurt pas, il crève. Et jusqu'au « visage » encore, par la présence et la reconnaissance duquel Levinas détermine l'exigence morale. Interrogé un jour sur le point de savoir si l'animal possédait un visage, Levinas répondit qu'il ne savait pas s'il était possible d'affirmer que le serpent en avait un. Mais pourquoi choisir le serpent ? Et non le chat, ou le chien ? Et pourquoi ont-ils tous considéré qu'il y avait d'un côté les hommes et de l'autre les animaux - tous les animaux confondus, rangés malgré tout ce qui les distingue dans un ensemble indifférencié ? Derrida leur oppose alors une simple formule de Bentham, qui nous donne sans doute la clé de son livre : le problème n'est pas de savoir si les animaux peuvent parler ou penser, mais s'ils peuvent souffrir. Can they suffer ? La réponse ne fait aucun doute. Et l'on sent que cette souffrance des animaux, celle - terrible - que les hommes leur infligent, fait souffrir Derrida au plus profond de lui-même. Et puisqu'il définissait autrefois la « déconstruction » (c'est-à-dire tout son travail philosophique) comme la « justice », il veut « déconstruire » encore et encore pour élargir le champ de cette justice. Non pas qu'il adhère totalement à l'idée proposée par certains auteurs contemporains d'un droit des animaux. Mais il préfère cela à la cruauté. Au bout du compte, le lecteur se demandera peut-être : que propose donc Derrida ? On ne le sait pas très bien. Le savait-il lui-même ? Tout au plus voulait-il nous inviter à repenser notre pensée. Et à imaginer un monde où l'on ne ferait plus souffrir « les autres ».

 

 

« L'Animal que donc je suis », par Jacques Derrida, édition établie par Marie-Louise Mallet, Galilée, 232 p., 32 euros. Vient de paraître également : « Insister. A Jacques Derrida », par Hélène Cixous, Galilée, 130 p., 25 euros.

Jacques Derrida, né en 1930, est décédé en 2004. Il est l'auteur d'une oeuvre considérable. Parmi ses nombreux ouvrages : « l'Ecriture et la Différence » (Seuil, 1967), « Marges de la philosophie » (Minuit, 1972 ), « Spectres de Marx » (Galilée, 1993), « le Monolinguisme de l'autre » (Galilée, 1996).

Didier Eribon

 

 

 

L'histoire de Mister Twils  :

Ma rencontre avec Jacques Derrida ...

Jacques Derrida, c'était mon cousin. Plus précisément, le cousin germain de mon père. Autant dire que dans la famille, Jacques, on le respectait. Nous, les commerçants de père en fils, avoir dans la famille un philosophe aussi illustre, considéré dans le monde entier comme l’un des plus grands penseurs du XXe siècle … quel honneur !! Alors, même si mon père ne le côtoyait plus vraiment depuis qu'il avait quitté l'Algérie, on suivait sa carrière de près, attentivement. Dans les années deux mille, je militais activement avec le COSIMAPP, l’association présidée par Julia Wright pour la libération du condamné à mort et certainement innocent, Mumia Abu-Jamal. Créateur du site Internet de l’association, je proposais une rencontre avec Jacques Derrida, qui avait préfacé le premier livre de Mumia : En direct du couloir de la mort. Je désirais ardemment faire avancer cette juste cause mais c’était également pour moi l’occasion unique de rencontrer enfin ce cousin dont on me parlait tant et que je n’avais jamais vu ailleurs que dans les magazines ... L’occasion se concrétisa en l’an deux mille, à La Fête de l’humanité. Avec des militants, nous tenions le stand de l’association et Jacques, quelque mètres plus loin, participait à une conférence. A la fin de celle-ci, enfin, je l’abordais :
- Mr Jacques Derrida ? Bonjour, je m’appelle David et je fais partie du COSIMAPP, le mouvement pour la libération du prisonnier américain Mumia Abu-Jamal. Nous serions très heureux d’avoir un petit texte de vous pour la page d'acceuil de notre site …
Apres la promesse de sa participation et l’échange de nos numéros de téléphone, je le pris à part :
- Je voulais également vous entretenir d’un sujet plus personnel …  Surpris, il me dévisagea.
- Voilà, je suis le fils de Léon B. votre cousin germain. Il réfléchit et dit :
- Tu es le fils de Bébère ?
- Non. Répondis-je. Albert B. c’est son frère … Je suis le fils de Léon B.
- Tu es le fils de p’tit Lulu !! P’tit Lulu, c’était le surnom de mon père ...
 - De lui-même, répondis-je … et il nous parle tellement de vous !!  La réaction ne se fit pas attendre : Visiblement très ému, il me sera longuement et chaleureusement dans ses bras et me demanda des nouvelles de la famille …  

Peu de temps après, par hasard, il entra dans la boutique de mes parents ... 

Foudroyé par un terrible cancer, nous ne l'avons jamais revu.

Je regretterais toujours de ne l'avoir vraiment côtoyé; on ne refait pas l'histoire. Je n'oublierais jamais cette unique rencontre avec cet homme hors du commun, si humain et si généreux ... Et puis son oeuvre, de toute façon, est immortelle !!

 

 

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Publié dans Art-Livre-BD

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